Mémoires Tissées, ode à nos grands mères venues d’ailleurs [Revue de Livre]

Ce que j’aime dans ce livre

Couverture de mémoires tissées

La parole donnée aux petits enfants qui offre un regard à la fois contemporain et traditionnel à cet héritage féminin. Ces échos donnent une nouvelle piste de lecture pour comprendre l’invisibilisation de ces femmes qui pourtant ont participé à la construction de la société d’aujourd’hui. À quand une déclinaison avec la voix même de ces grands mères venues d’ailleurs ?

La pluralité des discours, l’autrice Nathalie a gardé en fond le discours des témoins. On y retrouve alors différentes narrations et c’est ce qui transmet toute l’authenticité du témoignage. Même si cela peut parfois être perturbant car la retranscription est différente d’un témoin à l’autre.

La pluralité des destins. Exil parfois forcé, parfois recherché, ces femmes ont du s’arracher à leur terre natale pour évoluer dans un environnement parfois hostile, parfois accueillant. Chaque expérience est unique, et chaque relation aussi. Pour chaque récit, des madeleines de Proust ramènent chacun à son histoire, qu’elle se manifeste par les sens ou par les souvenirs. La mémoire en résultant met en exergue l’humanité en chacun de nous : quelle que soit l’origine, quel que soit le pourquoi, l’humain vit avec ses peines et ses joies, parfois retenues par humilité, parfois exposées et exprimées sans filtre.

Le regard académique, une autre originalité de cet ouvrage à travers l’intervention de Léla Bencharif et Pascal Blanchard. Il illustre le contexte et l’enjeu de cette mémoire dans une société en constante évolution.

La pluralité des voix qui discourent tout le long de cet ouvrage, avec des fenêtres sur le passé par le témoignage des petits enfants. Mais aussi les regards des coauteurs aux profils variés.

Un graphisme tout particulièrement charmant qui illustre les mémoires avec goût.

Les 4 thématiques universelles : Amour, résilience, transmission, paix.

Ma seule critique : le format A4 que je ne trouve pas particulièrement pratique. Une version en livre de poche, serait plus commode à embarquer dans son sac.

Résumé de Mémoires tissées

En tant que petite-fille d’immigrés, lorsque la guerre fait rage aux portes de l’Europe ou aux confins de la Méditerranée, à l’heure où les dérèglements climatiques annoncent de nouvelles vagues migratoires, je me questionne sur le cycle de l’histoire, sur l’avenir de nos sociétés. À l’ère de l’intelligence artificielle, de la mondialisation, quelle place donnons-nous à la mémoire, à nos identités multiples et mouvantes, à la nécessaire préservation d’une culture de paix nourrie par une nouvelle IA qu’il me plairait de nommer « Intelligence de l’Amour » ?

Que nous diraient-elles aujourd’hui, ces grand-mères oubliées de I’Histoire ? Que nous disent celles qui, après avoir été déracinées sont restées en France et sont encore parmi nous ? Pourquoi leur transmission est-elle si précieuse ?

Plongez dans ces récits de femmes inconnues qui mettent en exergue les voies extraordinaires de nos liens intergénérationnels. Découvrez des extraits de vie au travers de vingt témoignages d’ici et d’ailleurs
En donnant la parole à leurs petits-enfants, cet ouvrage honore des voix qui participent au fondement d’une histoire commune.

Il invite à questionner la notion d’identité (s) sous le prisme de l’émancipation. Il propose un narratif authentique, étayé d’une analyse socio-historique en miroir aux témoignages de celles et ceux pour qui elles ont compté.

Enfin, il offre une découverte tant poétique et artistique que réflexive et académique pour tisser de nouveaux récits au service d’une société durable.

Rencontre avec l’autrice

J’ai pris le temps d’échanger avec Nathalie, l’initiatrice du projet afin qu’elle nous raconte l’histoire de ce livre. Je vous retransmets ici une partie de notre échange.

La genèse de mémoires tissées

Quand on est une femme, une jeune fille qui a grandi avec une figure d’attachement charismatique, courageuse et aimante, et que l’on perd cette figure… Qu’est-ce qu’on en garde ? Comment fait-on vivre ce lien, cette relation ? Est-ce que cette relation s’arrête après sa mort ? C’est cette histoire là qui a été l’initiatrice de ce livre. J’ai bien réalisé que cette relation est toujours vivante et moi en tant que praticienne narrative, je considère que la relation s’entretient et s’enrichit. Elle ne s’éteint pas avec la mort.

La figure d’attachement peut être une personne, un objet. C’est ce lien qui redonne confiance…

De cet élan est la question de quel regard on a sur toutes ces femmes qui sont venues en France, qui ont traversé beaucoup d’épreuves avec de la détermination, du courage, de la pudeur, de l’engagement… Chacune à sa manière a parcouru ce siècle. Et toute cette génération est en train de s’éteindre. Qu’est-ce qu’on garde d’elle ? De leurs traditions certes mais aussi de leurs valeurs, de leur parcours, de leur histoire, de leur combat ?… Que garde-t-on de tout ça ? Rien.

Donc ce livre c’est comment la petite histoire rencontre la grande histoire, comment la grande histoire vient traverser les histoires des familles, qui va jusque les bouleverser même parfois. C’est vraiment honorer, rendre hommage à ces récits au féminin pluriel, de leur redonner corps même si elles ne sont plus là, de leur redonner vie, de donner vie à ce lien même quand parfois il est compliqué.

On peut ne pas aimer sa grand-mère, on peut ne pas l’avoir connu, on peut l’avoir énormément aimé, peu importe, ce n’est pas ça le sujet. Le sujet de ce livre, c’est la relation, la mémoire et l’héritage immatériel.

En ayant été dans l’éducation durant plusieurs années, je sais que c’est ce socle qui va fonder et construire un enfant, c’est ce qui va lui permettre de grandir, même dans l’absence. Parce que ce sont des fondamentaux. L’enfant pour bien se construire, doit savoir d’où il vient, quelles sont ses racines. C’est fondamental.

Si on ne connaît pas ses racines, si on ne connaît pas l’histoire de sa famille, si on a eu des coupures dans l’histoire dues à la colonisation, à la guerre à un moment ou à un autre cela va ressurgir. Et cela, on a besoin de l’accompagner.

Finalement le fait d’écrire, pour moi, est un acte thérapeutique. Les conversations que j’ai menées, même si ce n’était pas l’intention puisque je n’étais pas en séance d’accompagnement, ont été aussi thérapeutiques pour certaines personnes.

On se rend compte que raconter son histoire, aller creuser dans son histoire, des fois c’est dérangeant, mais en même temps cela nous pose. Plusieurs personnes avaient cela à l’intérieur d’elles. Elles voulaient l’explorer et elles n’avaient pas eu l’opportunité. Et celle-ci est venue avec le livre finalement.

C’est intéressant car ça aide ces témoins à célébrer un lien en fait même s’il n’était pas parfait.

Tu as interviewé des femmes uniquement ?

C’est vrai que Wee accompagne les femmes, ce qui explique le sujet, les grands mères. Ce livre honore les récits de ces grand mères. On aurait pu se dire de prendre que des filles comme témoins pour rester dans la vision globale de Wee. Mais en discutant avec des personnes autour de ce projet, un homme parmi eux qui travaille beaucoup sur le sujet des femmes trouvait dommage l’absence de témoignage d’hommes.

Et c’est vrai que cela pose question : quelle est la place des garçons, des futurs hommes dans tout ça ? Comment eux, s’approprient cette histoire, de leur mère, de leur grand-mère. C’était donc intéressant aussi d’avoir le point de vue des hommes. Les hommes qui ont participé sont de tout âge, même si la majorité à la quarantaine. Ils offrent alors un autre regard sur cette relation. Il est donc très intéressant et important de ne pas exclure cette expérience.

Grèce

L’héritage de la grand mère concerne tous les enfants quels qu’ils soient. Le témoignage peut même être hyper puissant. C’est du brut, du vrai, de l’authentique, de la simplicité. Le témoignage dépend aussi de la personnalité des gens.

À travers ces discours aussi masculins, on voit l’homme avec ses yeux d’enfants et aujourd’hui on a du mal à voir cette facette car l’émotionnel n’est pas assimilé de la même manière qu’une femme dans notre société.

Diversité et migration ?

Oui pourquoi ne pas élargir le propos à d’autres personnes pour que ce soit plus riche pour le lecteur et que cela porte un vrai sujet de la diversité en France (même si je n’aime pas ce mot, j’en ai pas trouvé d’autres là). La France, qu’est-ce que c’est aujourd’hui ? La France, elle est diverse, elle est riche de ses cultures, elle est riche des origines qui ont peuplé cette terre et elle est cosmopolite.

Ne serait-ce qu’au niveau régional, la subtilité de chaque région. Quand je dis interculturel, il y a les origines du monde mais aussi le terroir, le terreau dans lequel on grandit.

Un enfant grandit dans un terreau. Si la grand-mère a émigré en Savoie par exemple, il va avoir l’empreinte de la Savoie. Et ça quand on parle culture, c’est en ce sens là. C’est la terre presque au sens agricole du terme, pas le pays.

Il y a aussi une notion de migration de la campagne à la ville, de la montagne à un environnement citadin que l’on voit bien dans les récits. Des femmes immigrées ont du s’adapter à la campagne avant d’arriver dans les quartiers. C’est donc important de reposer le contexte pour mieux comprendre.

Les quartiers d’il y a 20 ans avaient une vraie mixité sociale et culturelle comparé aux quartiers d’aujourd’hui. Beaucoup de ces récits mettent ce changement en exergue.

4 axes dans le livre, pourquoi ?

Thématique de la paix dans mémoires tissées

C’est un socle de base, car c’est ce que j’ai vécu avec grand-mère mais au fil des témoignages, ce sont les valeurs, les notions qui sont également ressorties : l’amour, la paix, la résilience, la transmission.

S’il y a bien un héritage qu’elles laissent ces femmes ce sont ces 4 thèmes, même si certains sont plus marqués chez les uns ou les autres.

C’était donc un peu évident…Et c’est ce dont on a besoin pour le monde qui arrive aussi. Entre héritage et perspective.

Le process d’élaboration

J’ai tout écrit sur la base de conversations orales comme en thérapie narrative. J’échange avec les personnes, je note tous les mots mais vraiment tout et puis je retranscris aussi avec ma sensibilité, avec ma perception. Bien évidemment chacun des témoins a relu la retranscription afin de vérifier que cela corresponde. Et quand le besoin s’en faisait sentir, j’ai repris le texte avec les ajustements demandés par le témoin.

L’objectif était vraiment de préserver les mots de chacun, respecter chaque énergie de témoignage, d’histoire tout en gardant une certaine harmonie avec une seule plume.

Le fait que dans certains récits il puisse y avoir parfois un sentiment de flou, c’est aussi voulu car ça pose la question de la place de chacun et ça correspond aux échanges au final.

Enfin les témoignages sont inégaux (en longueur) mais c’est ce qui s’est présenté.

Graphisme et illustration

illustration mémoires tissées

2 personnes se sont chargées du graphisme et de l’illustration.

  • Thi Hanh s’est occupé de la page de couverture, des lettres, des illustrations à l’ordinateur. Elle a harmonisé les visuels sur toute l’histoire tout en restant moderne
  • Lætitia s’est chargé des dessins et illustrations avec son univers particulièrement onirique

Ce ne sont pas les mêmes portes d’entrée mais cela participe à la richesse du livre.

Nous n’avons pas voulu partir sur les photos des grands mères car certaines ne voulaient pas, certaines n’en avaient pas… Et nous souhaitions garder une certaine harmonie avec la vingtaine de témoignages.

Au départ avec Thi Hanh, nous voulions réaliser des collages, un peu vintage mais nous souhaitions quand même laisser son espace de créativité à notre artiste Laetitia, son univers plutôt enfantin, pour que même un enfant de 3 ans puisse feuilleter le livre. Mais l’illustration est aussi un travail intéressant en lien avec notre enfant intérieur je trouve. C’était un véritable travail d’équipe qui demandait un échange approfondi, des ajustements… Pour aboutir à ce résultat…

Les illustrations sont très appréciées dans les échanges que j’ai pu avoir avec les gens. Cela les touche directement dans leur innocence.

Pourquoi des co-auteurs ?

La première intention dans la conception de ce livre, c’est qu’il y ait d’autres voix que la mienne qui parlent, d’autres regards, d’autres perspectives de personnes qui sont concernées.

Le regard académique, avec Léla et Pascal apporte une compréhension nouvelle. Et cela seuls les chercheurs peuvent le donner. Un côté théorique, mémoriel, de recherche de personnes qui connaissent le sujet par cœur. Pour moi c’est important car c’est un axe de compréhension. Et puis cela offre une autre porte d’entrée.

Lela

Ensuite, chacun des autres co auteurs apporte sa vision, qui peut être littéraire, scientifique, poétique, historique, sociétale….

C’est important d’avoir ces multiples regards comme dans notre démarche chez wee : avoir l’action et la théorie. Les deux vont ensemble.

Le livre invite à plonger dans l’être humain, à ouvrir différentes portes, à arriver à la connaissance de l’humain par des accès variés. Et ainsi prendre du recul, se décentrer, se questionner, déconstruire des clichés.

Pourquoi le nom de Mémoires tissées ?

illustration tissage

La mémoire est sans cesse questionnée. Pour moi, elle l’a été particulièrement car ma grand-mère a eu Alzheimer. La mémoire renvoie aux souvenirs. Et puis ma propre mémoire : qu’est-ce que je garde en mémoire. Et enfin la mémoire collective : que retient-on de notre passé ?

La mémoire est un terme puissant qui peut se mettre au singulier ou au pluriel, qui peut concerner un individu ou la société complète.

On ne peut pas avancer sans la mémoire, c’est aussi une manière de lutter contre les discours dominants.

Pour réécrire l’histoire, il faut donner la parole aux gens, à leurs histoires à eux, sous leur prisme à eux. Accepté ou non pas par les autres, cela doit à minima être respecté car c’est la question de la dignité d’une personnes

Et tissées, c’est parce que c’est le lien, l’être humain sans le lien, meurt. Avec ce livre, on essaie d’apprendre à tisser, à coopérer, à construire tout en se respectant.

Et puis le tissage c’est un clin d’œil aux grand mères. Quand elles arrivent en France, c’est soit la broderie, soit la couture, soit la cuisine aussi. Il y a beaucoup cette présence du fil, du fil qui nous relie à travers l’artisanat, des savoirs qui ont aussi leur bienfaits. On dit qu’aujourd’hui les enfants ne savent plus écrire. Et oui, car la motricité fine n’est plus travaillée. Avant les enfants tricotaient, utilisaient leurs mains. Et c’est leurs grands mères souvent qui transmettaient cela mais là ils ne le font plus…